
Au sein d’une même vie coexistent trois verbes. Trois verbes qui peuvent être apparentés à la quintessence de la vie d’un être humain aujourd’hui, à sa simplification extrême. Il s’agit des verbes être, faire et avoir. C’est à travers ces verbes que nous conditionnons nos vies, que nous construisons dans le présent ce qui va déterminer notre futur.
Malgré tout ce qui nous est enseigné en Occident, il est urgent de replacer ces verbes dans cet ordre précis dans une vie, tout autre interprétation, même si elle amène son lot d’expérience, étant vouée à l’échec.
A l’échec spirituel en tout cas. Parce qu’évidemment, tout au long de ces quelques lignes, il ne sera question que de vie spirituelle. Même si à nos yeux, l’association des termes vie et spirituel constitue un pléonasme flagrant.
En effet, toute vie est de facto spirituelle, chaque corps étant habité par une âme propre. Et que l’on ne soit pas d’accord avec ce simple principe importe peu, étant donné que notre avis n’a absolument aucune incidence sur ce fait.
Ne pas croire en quelque chose revenant simplement à refuser son existence dans la nôtre, ou plus précisément dans notre sphère de conscience. Sans bien sûr pouvoir empêcher réellement son existence.
Mais ceci étant un tout autre sujet, il sera certainement abordé dans un autre essai.

Avoir
Trois verbes, donc. Et un ordre précis.
C’est de qui je suis que découle ce que je fais. Et c’est ce que je fais qui engendre ce que j’ai.
Mais essayons de modifier cet ordre pour voir où cela pourrait nous mener. Admettons que je choisisse un travail (faire) par rapport à ce qu’il m’apporte (avoir). On est dans le cas où on va placer avoir en tête de liste.
La nature de ce que je cherche à avoir importe peu. Ca peut bien évidemment être de l’argent, de gros moyens financiers, mais ça peut tout autant être du temps libre par exemple. Ou de la reconnaissance. Ou tout autre chose.
Imaginons que j’aie la possibilité, les capacités de devenir enseignant mais que je choisisse de le devenir pour des raisons comme la stabilité de l’emploi, un revenu assuré et beaucoup plus de vacances que la plupart des autres emplois.
Pourquoi pas ? Ce sont des raisons tout-à-fait honorables à notre époque. Ce serait même un choix raisonnable au sens propre.
Un choix très réfléchi pour lequel j’aurais bien évidemment pesé le pour et le contre en deux colonnes bien définies et surtout bien séparées. Un choix très mental au bout du compte.
Un choix qui n’a rien à voir avec le métier d’enseignant en lui-même. Pas question ici de transmission, d’accompagnement des enfants vers un peu plus d’autonomie ou encore de sentiment d’utilité envers la progression de l’humanité.
J’exagère un peu, volontairement. Donc que se passe-t-il dans ma vie lorsque je fais un tel choix ? Et bien je deviens ce professeur qu’on a tous eu à un moment ou à un autre. Celui qui est absent, même quand il est là.
Celui qui récite une leçon et dont ce n’est absolument pas le problème de savoir si oui ou non elle a été reçue, entendue, comprise par les élèves. Qui ne sont pas ses élèves, remarquez. Non, ce sont des élèves.
Des élèves comme il va en voir beaucoup tout au long de sa carrière et dont il ne gardera pas forcément de souvenir.
Je deviens le professeur qui compte les jours jusqu’aux prochaines vacances, qui comptent les cours jusqu’à la fin de la journée, qui ne vit que dans le futur, ou plus précisément dans l’attente d’un futur qu’il s’imagine dans son présent. Mais qui ne le construit pas. Tout simplement parce que le présent l’ennuie. Et il passe. Et sa vie passe. Et sa vie est passée. Devant lui. Alors certes, il a pu acheter une maison à crédit, partir en vacances, créer des souvenirs heureux lors de ses moments de liberté mais bien justement, s’il a eu des moments de liberté, il en a aussi eu de captivité. Je deviens l’homme qui a accepté la captivité contre un peu de liberté programmée.
Et c’est précisément ce qui arrive lorsqu’on fait passer avoir en premier. Avoir va décider de faire et être s’efface, est littéralement amputé par les sacrifices exigés par avoir.
On peut bien entendu déplacer cet exemple dans n’importe quelle autre situation où c’est avoir qui est mis en avant, en retombant exactement sur les mêmes conclusions. Si je veux une grosse voiture qui coûte très cher, il va me falloir un travail qui me permette de gagner beaucoup d’argent. Ce qui va impliquer d’autres sacrifices, mais des sacrifices quand même. Et c’est être, encore une fois en dernière position, qui va payer les pots cassés.
Parce qu’une fois que j’aurais travaillé dur pour avoir cette grosse voiture qui coûte cher, et que je l’ai, je suis qui ? Celui qui a travaillé dur pour avoir une grosse voiture qui coûte cher.
Et je m’attends bien sûr à ce que tout le monde m’applaudisse des deux mains. Parce que j’ai réussi à avoir cette grosse voiture qui coûte cher. Mais les gens qui vont m’applaudir, ils ne vont pas forcément m’applaudir pour le restant de ma vie parce que j’ai réussi à m’acheter une grosse voiture qui coûte cher une fois, si ? Non, bien sûr que non. Vous imaginez facilement la suite. Je cherche un autre objectif, puis un autre, puis encore un autre…
Et un beau jour, possiblement, il y aura un objectif que je n’arriverai pas à atteindre. Et là je vais échouer. Et là non seulement il n’y aura personne pour m’applaudir mais il est grandement envisageable qu’il n’y ait personne non plus pour quoi que ce soit. Et cela risque d’être très difficile.
Ceci-dit, je pourrais aussi bien réussir tous mes objectifs toute ma vie et devenir celui qui a vécu pour réussir à atteindre ses objectifs. Pendant sa vie active. Et qui un jour sera trop vieux pour travailler. Et perdra littéralement sa raison d’être…
Celui que l’on a aussi tous connu qui flétrit, se fane et s’éteint très rapidement après la retraite. Parce qu’il n’a plus de raison d’être. Alors il finit par ne plus être, et disparaître.

Faire
Essayons maintenant d’examiner le cas où c’est faire qui est mis en avant. C’est un cas un peu plus complexe à percevoir que le précédent car on a du mal à s’imaginer faire sans vouloir avoir, mais tout autant parlant.
Essayons d’imaginer que je connaisse mon être et que je me sois appliqué, consciemment ou non, à suivre mon instinct, mon intuition, mon cœur en bref, à devenir ce que je suis au fond de moi. Admettons par exemple que je sois devenu ébéniste. Mais que je le sois devenu par amour du bois, de ses nuances entre les différents parfums des essences, entre les différents grains, par amour de l’assemblage de ceux-ci, de la rigueur et de la précision que cela demande dans le travail, par amour de la création en quelque sorte.
J’aurais suivi un apprentissage auprès de plusieurs artisans de la même veine, dégrossi et peaufiné mes talents et compétences jusqu’à les accorder avec ma sensibilité profonde de cette discipline.
Mais imaginons qu’au moment de voler de mes propres ailes, de mettre mon talent et mon expertise au service de l’art de l’ébénisterie je ne trouve pas, pour des raisons quelconques, d’employeur.
Je me retrouve face à un croisement dans ma vie, et je dois faire un choix. Le choix du cœur d’un côté, celui qui me presse de continuer à faire selon qui je suis, contre vents et marées, le choix difficile et inconfortable qui me pousse à continuer sans employeur ni carnet de commande, sans savoir si mon travail va payer ou sera reconnu (le choix de l’artiste en quelque sorte) ; ou le choix de la raison, celui du mental, celui peut-être aussi de mon entourage qui presse avec ses « mais tu n’as quand même pas fait tout ça pour rien ? » ou ses « il va bien falloir que tu fasses quelque chose maintenant ! » jusqu’à cette fameuse conversation qui va changer ma vie :
-Tu as vu qu’ils cherchaient un menusier dans le village voisin ?
-Mais moi je suis ébéniste…
-Oui, mais tu pourrais peut-être prendre ce travail en attendant de trouver mieux, non ? Plutôt que de perdre ton temps à ne rien faire.
Et c’est vrai que je perds mon temps, que je me morfonds dans l’oisiveté. Alors pourquoi pas ? Menuisier c’est pas si loin d’ébéniste. Et puis ce serait simplement pour un temps…
Alors je deviens menuisier. Parce qu’il faut faire quelque chose. Une année. Puis deux. Puis je rencontre quelqu’un. Nous fondons une famille. Achetons une maison… et l’ébénisterie n’est plus qu’un songe. Un songe lointain qui me ronge. De plus en plus chaque jour. Lorsque je vais poser des fenêtres alors que je rêve d’un échiquier en quatre essences différentes avec un travail de marquetterie de premier ordre…
Et je finis par m’éteindre. Je sombre dans la dépression alors que tout le monde me voit pourtant comme quelqu’un qui a réussi. Et à la dépression, il n’y a que deux portes de sortie. La Grande Porte, celle où j’accepte de m’être trompé et où je décide de reprendre mon chemin d’être où je l’ai laissé, avec toutes les déflagrations que cela engendre ; et la Porte de l’Infirmerie, celle où je m’entête jusqu’à me rendre malade physiquement, jusqu’à en mourir.
Pourtant, je savais qui j’étais… il suffisait que je continue à être. Que je continue à être ébéniste. Que je continue de faire les choses qui viennent de mon cœur. Ce que j’aurais fait aurait fini par toucher quelqu’un, et avoir aurait découlé de faire, qui lui-même aurait découlé d’être. Mais non. Je me suis laissé berner par une vision qui n’était pas la mienne au départ, mais qui a fini par le devenir.

Se déplacer dans le présent
Je suis profondément convaincu qu‘il ne faut pas avoir pour être. Même si bien entendu mon avis n’engage que moi. Quoique, le sujet n’était déjà pas nouveau à l’époque où Erich Fromm publiait Avoir ou être en 1976, sous-titré en Français : un choix dont dépend l’avenir de l’homme.1
Posséder une chose, s’en rendre maître, qu’elle soit matérielle ou immatérielle, répondra certainement à un besoin de stabilité, de sécurité qui semble être primordial de nos jours. Possiblement à juste titre. C’est un mécanisme qui va souvent être mis en place pour éloigner la peur, l’angoisse, l’inconfort, mais qui risque aussi de continuer à provoquer ce genre d’émotions. Tout simplement parce que c’est son fonds de commerce, parce que son existence est dépendante de ces émotions. C’est un mécanisme qui se nourrit de ces émotions, mais qui ne les empêche pas, loin de là.
Bien souvent, en croyant effacer la peur du manque par accumulation, nous entretenons nous-même cette peur. Pour avoir confiance en l’avenir, nous accumulons dans le présent. C’est parce que nous avons peur dans le présent que nous voulons avoir confiance dans l’avenir. Alors que si nous sommes confiants dans l’avenir, la peur disparaît de notre présent et ce que nous faisons n’est plus conditionné par elle. Ce que nous faisons découle tout simplement de ce qui est cohérent pour nous, pour notre état d’être. L’avenir qui se profile alors a tout de même de grandes chances d’être en accord, ou plutôt d’être la continuité de ce que nous faisons dans le présent. Tout comme l’avenir basé sur un présent dicté par la peur, la frustration ou l’inconfort risque bel et bien de contenir les mêmes problématiques. Parce qu’au bout du compte, nous ne faisons que nous déplacer dans le présent…
Voilà, je vous souhaite à tous d‘être qui vous avez envie d‘être. Le reste importe peu vu qu’il découlera automatiquement de votre qualité d’être.
L’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut, et fait ce qui lui plaît.
Jean-Jacques Rousseau.
- Un merci tout particulier à Eric Dudoit avec qui nous avons pu aborder le sujet de vive voix, qui m’a orienté vers Fromm et rappelé la différence entre l’instant présent et le fait de se déplacer dans le présent. ↩︎
